- Réseaux maritimes, complicités carcérales et jeunes en perdition : plongée dans un système mafieux bien huilé
Les barons de la drogue n’opèrent plus dans l’ombre : ils dirigent leurs empires depuis la prison. À l’occasion de la Journée mondiale contre la drogue, Le Journal du Dimanche dévoile les dessous glaçants d’un système qui gangrène la République. Routes maritimes détournées, complicité de garde-chiourmes, réseaux familiaux ancrés jusque dans les cellules… Le trafic prospère, les têtes tombent rarement, et l’impunité devient la règle. Enquête au cœur d’un fléau que personne ne semble pouvoir endiguer.
La mer, nouvel eldorado des trafiquants
Depuis les affaires retentissantes comme celles de Gros Derek, les Gurroby ou encore du réseau de La Butte, le modus operandi du narcotrafic à Maurice a évolué. « La voie maritime est redevenue un canal privilégié », confie notre source. Ce sont désormais des techniques d’un raffinement presque militaire qui sont employées : soudure de cylindres en PVC ou acier sur la coque immergée de bateaux de commerce, récupération discrète par plongeurs une fois à quai, conteneurs trafiqués. « Les douaniers ont découvert des compartiments cachés dans les cales, les cloisons techniques ou les doubles coques. Les trafiquants ont toujours un coup d’avance », témoigne l’ex-officier.
Les routes varient en fonction du produit : héroïne depuis la côte Est africaine, cannabis d’Afrique du Sud, méthamphétamines d’Asie, et cocaïne transitant parfois via des plateformes comme Madagascar ou La Réunion.
Une pyramide bien huilée
Derrière chaque cargaison, un réseau. Et derrière chaque réseau, une organisation quasi militaire. À la tête : un chef, souvent déjà incarcéré.
« Ce sont des affaires familiales. Pendant qu’un homme purge une peine, il noue des alliances derrière les barreaux. Un frère ou un cousin gère la logistique dehors. On retrouve cette mécanique partout », poursuit notre interlocuteur.
Les lieutenants sont des hommes de confiance. Ensuite viennent les « temporaires » : guetteurs, livreurs, transporteurs, intermédiaires de quartier. Une armée de petites mains qui ne savent souvent pas pour qui elles travaillent. « Beaucoup sont jeunes, désœuvrés, et voient cela comme un travail temporaire pour toucher un gros billet. Mais une fois dedans, c’est difficile d’en sortir. »
La prison : quartier général du trafic
C’est là que le bât blesse. Maurice possède des établissements pénitentiaires où les barons de la drogue mènent la belle vie. Ce n’est un secret pour personne. « La prison est devenue un lieu de coordination du trafic », affirment plusieurs gardes-chiourmes interrogés sous anonymat. « Certains détenus vivent mieux qu’un cadre moyen à l’extérieur. »
Le cas emblématiqued’un grand trafiquant de subutex , l’homme aux multiples condamnations, accusé d’avoir dirigé un véritable empire depuis sa cellule. Luxe, influence, objets interdits : tout lui était accessible. Des photos de lui confortablement installé, téléphone en main et sourire en coin, ont circulé dans les réseaux clandestins.Et ce n’est pas un cas isolé.
Complicité bien rodée des gardes-chiourmes
Selon plusieurs sources internes au pénitencier de Beau-Bassin, la corruption est endémique. Cigarettes, téléphones, drogue, alcool… Tout s’achète. Tout s’importe.
« Le tarif pour faire entrer un smartphone varie entre Rs 15 000 et Rs 25 000. Pour un chargeur, c’est Rs 5 000. Les cigarettes étrangères : Rs 500 la tige. Et la drogue, n’en parlons même pas », détaille un gardien désabusé.
Certains gardiens se laissent tenter par l’argent facile, surtout lorsqu’ils sont sous-payés ou menacés. D’autres participent activement à la logistique. « On parle d’un réseau dans le réseau. Il y a des gardes-chiourmes qui prennent leur part sur chaque livraison. Le ‘juice’, comme ils appellent ça. »
Face à ce constat, la direction pénitentiaire semble dépassée. Des enquêtes internes sont parfois lancées, mais bien peu débouchent sur des sanctions réelles.
Quand Netflix s’en mêle…
Le sujet a tellement attiré l’attention que, selon nos informations, Netflix aurait approché les autorités mauriciennes pour tourner un documentaire sur les réseaux de drogue en prison à Maurice. Demande rapidement refusée, officiellement pour des raisons de sécurité. Officieusement, la peur d’un scandale d’État semble avoir pesé plus lourd.
Deuxième consommateur mondial d’opiacés
Un autre chiffre alarmant vient noircir le tableau : Maurice est classé deuxième pays au monde en termes de consommation d’héroïne par habitant, selon des données récentes d’organisations internationales.
Les quartiers populaires comme Roche-Bois, Résidence La Cure, Cité Kennedy ou Tranquebar sont devenus des zones sinistrées. Les campagnes aussi ne sont pas épargnées : Camp Levieux, Goodlands, Rivière-des-Anguilles…
« Les consommateurs commencent à 12 ou 13 ans. Les femmes sont de plus en plus nombreuses. La méthadone n’est plus une solution durable. Elle devient elle-même une drogue de substitution détournée », alerte un travailleur social.
Et les corrompus dans tout ça ?
Les forces de l’ordre ne sont pas épargnées par la corruption. Un ancien agent de l’ADSU l’admet sans détour :
« Il y a des policiers qui ferment les yeux, qui préviennent avant les descentes. C’est un système mafieux, avec des ramifications dans toutes les sphères : port, douanes, politique, et jusqu’à la magistrature dans certains cas. »
La lutte devient alors un exercice de contorsionniste pour les agents honnêtes : saisir d’un côté ce qui est relâché de l’autre.
Cette semaine, à l’occasion de la Journée mondiale contre la drogue, plusieurs ONG ont organisé des marches silencieuses, des ateliers dans les écoles et des rencontres avec d’anciens toxicomanes.Mais selon tous les acteurs du terrain, cela ne suffit pas.« Il faut un plan Marshall. Tant qu’on ne s’attaque pas aux racines – pauvreté, prison, corruption, réseau international –, le problème restera. » Et tant que les barons vivront comme des rois derrière les barreaux, des jeunes continueront à rêver de cette vie facile… jusqu’à ce qu’elle les détruise.
Hors texte
Courses, paris clandestins et système Hawala : les nouvelles armes des trafiquants pour blanchir leur argent
Les trafiquants de drogue à Maurice ne se contentent plus des filières traditionnelles. Pour recycler leurs profits illicites, ils s’appuient désormais sur deux piliers bien rodés : les jeux d’argent, notamment les courses hippiques et les paris de football clandestins, et un système de transfert informel et opaque : le Hawala.
Au Champ de Mars, certaines mises colossales n’ont rien d’anodin. Elles servent à blanchir l’argent de la drogue, injecté dans des écuries, récupéré sous forme de “gains”, et ensuite réintégré dans le circuit légal. Même schéma du côté des paris illégaux sur les matches de football locaux ou étrangers. Des réseaux opèrent discrètement via des applications cryptées ou des agents de quartier, manipulant les résultats de tournois ou les cotes.
Mais la face cachée la plus insidieuse reste le recours au système Hawala, un circuit parallèle de transfert d’argent sans trace bancaire. Ce mécanisme, basé sur la confiance entre « courtiers » (hawaladars), permet d’envoyer ou de recevoir d’importantes sommes d’argent, sans mouvement physique ni contrôle officiel. L’argent généré par la drogue ou les jeux est ainsi transféré vers Dubaï, l’Inde ou l’Afrique de l’Est, puis réinjecté dans l’immobilier, l’import-export ou des commerces fictifs à Maurice.
« C’est un système aussi invisible qu’efficace, presque impossible à démanteler sans coopération internationale », explique un enquêteur financier. En combinant les failles locales et les circuits informels globaux, les narcotrafiquants ont façonné un écosystème de blanchiment sophistiqué… pendant que les institutions, elles, peinent à suivre.