Maurice roule vers un mur. En franchissant le cap symbolique des 710 605 véhicules enregistrés à fin 2024, l’île atteint une densité automobile inédite : une voiture pour 2,5 habitants. À première vue, cela pourrait être interprété comme un signe de prospérité. Mais derrière cette statistique se cache un paradoxe criant : une mobilité individuelle galopante dans un pays où les routes, le transport en commun et l’aménagement urbain ne suivent plus le rythme. L’heure est grave. Et les questions, nombreuses.
La croissance du parc automobile mauricien semble inarrêtable. En 2024, 39 585 nouveaux véhicules
ont été immatriculés, soit une hausse de 5,1 % par rapport à l’année précédente. Sur ces nouvelles
entrées, 62,4 % étaient neuves, ce qui indique une appétence marquée pour les véhicules flambant
neufs, souvent plus coûteux, mais aussi perçus comme plus fiables ou moins polluants. En face, 5 421
véhicules ont été radiés, insuffisant pour compenser le flux incessant. Résultat : une congestion croissante, une pression accrue sur les infrastructures routières, et une empreinte carbone qui s’alourdit.
Ce sont surtout les voitures, pickups double cabine et véhicules à usage mixte qui dominent le paysage, représentant 55,9 % du parc. Les deux-roues, eux, composent 35,1 % du total — un chiffre conséquent qui souligne la popularité, mais aussi la précarité de ce mode de transport. Les camions, bus et autres véhicules lourds ferment la marche avec 9 %.
Une voiture : symbole de liberté ou impasse collective ?

Pour Zaid Ameer, président de l’Imported Vehicles Association, la voiture est loin d’être un luxe : c’est une nécessité économique. Il rappelle que 95 % des véhicules sont utilisés à des fins productives ou utilitaires. Et selon lui, le boom du BPO, les horaires atypiques et la géographie insulaire du pays rendent le recours à la voiture quasi incontournable. « Il n’est pas rare de trouver trois ou quatre voitures dans une cour. Ce n’est pas du luxe. Ce sont des outils de travail, des réponses à des contraintes réelles », insiste-t-il. La croissance touristique et l’installation de nombreux expatriés — plus de 1,3 million d’étrangers sont passés par l’île en 2024 — accentuent également la demande pour les voitures de location, les flottes d’entreprise, ou encore les services de VTC.
Mais si la voiture est devenue centrale, c’est aussi en raison du retard abyssal du transport public. Le métro, bien qu’ambitieux, ne dessert encore qu’un axe restreint. Les lignes de bus, elles, restent vétustes, aléatoires, et inadaptées à la demande réelle, notamment dans des régions comme le Nord ou l’Est. « On aurait dû accompagner le métro avec un système intégré de Park and Ride, ou de minibus connectés. Mais les projets d’interconnexion n’ont jamais vu le jour », regrette Zaid Ameer. Ce retard condamne des milliers de Mauriciens à la voiture, même quand ils préféreraient l’éviter. Pire, il contribue à l’étalement urbain, encourageant les lotissements loin des centres économiques, au détriment de la compacité urbaine.
Deux-roues : flexibilité, mais insécurité
Dans ce contexte, les deux-roues s’imposent comme une alternative populaire, surtout auprès des jeunes, des livreurs, et des travailleurs modestes. Moins chers, plus rapides dans le trafic, ils sont cependant extrêmement vulnérables. Les chiffres font froid dans le dos : 66 des 134 décès routiers en 2024 impliquaient des conducteurs ou passagers de motos. Autrement dit, un mort sur deux sur nos routes est un motard. Et cette tendance s’aggrave avec la montée en puissance des services de livraison, souvent mal encadrés et sous-équipés en matière de sécurité.
La surreprésentation de véhicules âgés — 54,6 % ont plus de 10 ans — révèle une autre réalité : l’automobilisation par défaut. Faute de solutions collectives fiables, de nombreuses familles
prolongent l’usage de véhicules vétustes, moins sûrs, plus polluants, mais financièrement abordables. Cette réalité pose une double problématique : environnementale d’une part, avec des émissions en hausse, et sociale d’autre part, avec une fracture entre ceux qui peuvent s’offrir un véhicule neuf, et ceux qui n’ont d’autre choix que de rouler dans l’insécurité mécanique.
La circulation toujours plus dense a mécaniquement entraîné une hausse des accidents : 39 485 en 2024, soit une progression de 8,5 %. Pourtant, certains signaux sont encourageants. Les décès ont légèrement baissé (de 138 à 134), les blessures graves ont chuté de 40 %, et les cas de « hit and run ont diminué de 20 %.
Ces chiffres laissent penser que les campagnes de sensibilisation, la vidéosurveillance routière, et les contrôles renforcés commencent à porter leurs fruits. Mais cela reste insuffisant face à la pression continue sur les routes.
La route mauricienne est à un carrefour historique. Soit on continue à empiler les voitures jusqu’à la paralysie, soit on saisit cette alerte comme une chance de repenser la mobilité. Pour cela, il faudra
du courage politique, des choix budgétaires clairs, et une vraie concertation nationale.Car la voiture
peut être un outil. Mais elle ne doit jamais devenir une prison collective.
L’impératif d’un virage stratégique
Alors, jusqu’où Maurice peut-elle continuer ainsi ? Les experts s’accordent : il faut une révolution de la mobilité, pensée à l’échelle nationale, territoriale, et sociale. Cela passe par :
Un réseau de transport public intégré, moderne et fiable, desservant l’ensemble du territoire avec des connexions métro-bus-minibus.
Des incitations fiscales pour les véhicules électriques et hybrides, couplées à une réforme du permis d’importation.
Une politique de désengorgement urbain, avec des hubs régionaux, des zones franches de travail (remote villages), et des infrastructures de télétravail.
Des aménagements sécurisés pour les deux-roues, incluant pistes cyclables, parkings dédiés et contrôle technique obligatoire.
Un plan d’urbanisme clair, qui évite l’étalement anarchique et favorise la densité fonctionnelle.