Derrière les murs des shelters : silence, souffrance et trafics

ByRédaction

June 9, 2025

Enquête sur les dysfonctionnements du secteur de la protection infantile à Maurice — entre foyers défaillants, trafic organisé, et zones d’ombre institutionnelles.

La crise qui secoue le shelter L’Oiseau du Paradis, à Cap-Malheureux, met brutalement à nu les failles béantes du dispositif mauricien de protection de l’enfance. Derrière les murs de ce foyer, censé être un refuge pour les plus vulnérables, se cache un chaos quotidien, un encadrement défaillant, et une
violence institutionnelle sourde.
Mais ce cas n’est que le symptôme d’un malaise plus large. Au fil de notre enquête, des témoignages d’éducateurs, d’enfants placés, de travailleurs sociaux et d’anciens membres du National Children’s Council (NCC) dressent un tableau accablant : celui d’un système saturé, mal supervisé, parfois infiltré par
des réseaux illégaux, et dans certains cas, à la limite de la légalité.

Foyers sans direction, enfants sans repères
Depuis plus d’un an, L’Oiseau du Paradis fonctionnait sans direction officielle. Des caregivers mal formés, livrés à eux-mêmes, encadraient tant bien que mal une vingtaine d’enfants — certains aussi jeunes que deux ans. Aucun psychologue attitré, pas de suivi médical régulier, pas d’éducateurs spécialisés
pour gérer les cas de traumatisme ou de trouble du comportement.
« C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu plus de drames », confie une ancienne employée du foyer. « On n’avait même pas de protocole d’urgence en cas de fugue. »
Depuis septembre 2024, au moins sept incidents majeurs ont été signalés au ministère de tutelle : fugues, agressions entre enfants, vols, consommation de substances inconnues… Tous documentés. Tous restés sans suite. Jusqu’à ce que les médias s’emparent de l’affaire.

Quand la drogue s’invite dans les foyers
Le drame récent — trois mineurs hospitalisés après avoir consommé une substance encore non identifiée — n’est pas un fait isolé. Selon plusieurs témoignages concordants, les enfants du shelter seraient régulièrement en contact avec des individus extérieurs liés au trafic de stupéfiants.
Notre enquête révèle qu’au moins deux mineurs de L’Oiseau du Paradis faisaient l’objet d’un suivi par les autorités anti-drogue, sans que le shelter n’en soit officiellement informé.

Plus troublant encore : plusieurs colis contenant des substances illicites auraient été réceptionnés au nom de ces enfants via des plateformes de e-commerce. Des trafiquants exploiteraient ainsi les identités des enfants placés pour passer entre les mailles du filet — un phénomène nouveau et difficile à tracer.
Un inspecteur de police, sous anonymat, confirme : « On a repéré une hausse des livraisons suspectes vers des shelters depuis 2023. Les trafiquants utilisent les noms pour recevoir des produits, parfois même des médicaments détournés. »

L’émergence de « shelters fantômes »
Si L’Oiseau du Paradis fait aujourd’hui la Une, d’autres structures existent dans l’ombre, parfois sans autorisation officielle. Des « shelters de fortune » gérés par des ONG autoproclamées ou des groupes religieux, souvent en périphérie des villes ou dans des régions rurales.
Selon nos informations, au moins six foyers fonctionnent actuellement sans licence valide. Un rapport interne du NCC, non publié mais que nous avons pu consulter, évoque des « situations de maltraitance, d’enfermement prolongé, et de négligence médicale ».
Dans ces lieux, les inspections sont rares, les plaintes étouffées, et les enfants invisibles.

Un système de responsabilité diluée

Au sein du ministère de l’Égalité des Genres et du Bien-être de la Famille, la ligne de responsabilité est floue. Le NCC, censé superviser tous les shelters de l’île, a fonctionné sans board pendant près d’un an. Pendant ce temps, les alertes étaient renvoyées d’un bureau à l’autre, sans suite concrète.
La ministre Arianne Navarre-Marie, tout en se disant « choquée » par la situation, a suspendu huit employés du foyer à titre conservatoire. Une décision jugée « précipitée et injuste » par les syndicats. « Ce sont les boucs émissaires d’un système qui a failli à tous les niveaux », fustige Atma Shanto de la FTU.

Des enfants trop « difficiles » pour le système
À qui la faute ? Aux enfants ? Aux éducateurs ? Aux institutions ? La vérité est plus complexe. Beaucoup des enfants placés sont eux-mêmes victimes : de violences sexuelles, de parents incarcérés, ou de troubles psychiatriques non traités. Le système, en l’état, n’a ni les ressources humaines ni les outils
cliniques pour répondre à ces profils complexes.Une travailleuse sociale de Curepipe raconte :
« On nous demande de “gérer” des enfants brisés sans budget, sans formation, sans soutien psychologique. C’est impossible. »

La fausse promesse des rénovations
Suite à la fermeture temporaire du shelter L’Oiseau du Paradis — ordonnée par la Cour — le ministère promet une restructuration complète : travaux de rénovation, nouveau personnel, meilleure supervision. Mais dans les couloirs du NCC, certains expriment leur scepticisme : « On a déjà entendu ça après l’affaire de 2021. Les structures changent, les problèmes restent. »

Ce que révèle cette crise
Ce que révèle L’Oiseau du Paradis, ce n’est pas une faute individuelle, mais un effondrement systémique. Un système de protection de l’enfance qui fonctionne à vue, sans vision à long terme, sans formation continue, sans outils d’évaluation. Et qui devient, parfois, complice passif des dérives qu’il prétend
combattre.

Les enfants déplacés dans l’urgence
À la suite de la fermeture du shelter, 22 enfants ont été transférés vers d’autres établissements, dont 6 âgés de moins de 5 ans. Si le ministère affirme que leur sécurité est désormais assurée, plusieurs ONG dénoncent des conditions d’accueil précaires dans les foyers d’urgence, souvent déjà surchargés. Le NCC doit présenter dans les jours à venir un plan de redéploiement du personnel.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *