Il parle avec la gravité de ceux qui ont vu l’histoire de l’intérieur. À 82 ans, Kadress Pillay pose un regard inquiet sur l’État mauricien. L’ancien ministre et directeur de l’Audit dénonce un système à la dérive et appelle à une renaissance républicaine où la responsabilité redeviendrait un principe cardinal.
Q : Le rapport de l’Audit revient chaque année, implacable, révélant gaspillage après gaspillage. Pourquoi cette musique ne change-t-elle jamais ?
Kadress Pillay : Parce que nous avons éteint, lentement mais sûrement, la lumière de la redevabilité. Ce mot, autrefois noble, est devenu décoratif. L’audit, censé être la vigie de notre démocratie, n’est plus qu’un exercice que l’on parcourt du regard avant de le ranger dans un tiroir. Beaucoup, bien installés dans le confort de leur fonction, se savent protégés par leurs accointances politiques. Résultat : le laxisme n’est plus une dérive, c’est devenu une norme.
Q : Qui donc tient les rênes, ou plutôt, qui les lâche ? Le politique ou l’administratif ?
Kadress Pillay : Sur le papier, la ligne est claire : ce sont les hauts fonctionnaires, les Accounting Officers, qui doivent rendre des comptes. Mais dans la pratique, cette frontière a été dévorée par la politique. Les ministres s’improvisent gestionnaires, les directeurs exécutent sans discuter. On confond responsabilité administrative et pouvoir politique. Au final, tout le monde se dérobe, et personne ne paie.
‘’ Il faut restaurer la peur du manquement ‘’
Q : Et pour sortir de cette spirale de gaspillage, quelle issue ?
Kadress Pillay : Il faut un électrochoc. Il ne s’agit plus de corriger des erreurs, mais de reconstruire une culture. Celle du respect du bien commun, du sens de l’effort, du patriotisme sans drapeau mais avec conviction. Et surtout, il faut frapper là où ça fait mal : sanctionner. Celui qui trahit la confiance du peuple, par incompétence ou calcul, doit être tenu responsable. Il faut restaurer la peur du manquement.
Q : Mais le cadre légal n’est-il pas déjà en place ?
Kadress Pillay : Le cadre existe, solide, structuré, admiré même par la Banque mondiale. Mais entre la loi et la réalité, il y a un fossé. Un gouffre. Les textes dorment dans les tiroirs pendant que les abus dansent. Le problème n’est pas ce qui est écrit, mais ce qui est ignoré.
Q : À vous entendre, l’administration d’hier était bien meilleure que celle d’aujourd’hui ?
Kadress Pillay : Elle l’était. À mon époque, on pouvait être sévère, exigeant, mais on ne transigeait pas avec l’intégrité. Il y avait une certaine noblesse à servir l’État. Aujourd’hui, ce mot est devenu ringard. On parle de postes, de promotions, de privilèges… mais plus de service.
‘’Le mal, c’est que la corruption n’est plus un scandale’’
Q : Parlons concrètement. Comment naît une dépense publique ?
Kadress Pillay : Tout commence par une série de consultations entre les ministères et les Finances. Le budget est ficelé, débattu au Parlement, et voté. Là commence le mandat d’agir. Mais ensuite, c’est l’audit qui entre en scène. Il suit l’argent, piste les abus, relève les failles. Et pourtant, le plus souvent, ses constats ne provoquent aucune onde de choc. Parce que le Parlement ne s’en empare plus comme il le devrait.
Q : Pourquoi chaque grand projet national est-il aussitôt soupçonné de magouille ?
Kadress Pillay : Parce que l’histoire nous l’a appris. Trop de projets ont servi à enrichir quelques-uns. Le public n’est pas naïf, il a juste une bonne mémoire. Le mal, c’est que la corruption n’est plus un scandale. Elle est devenue un soupçon de départ.
Q : Les appels d’offres ne sont-ils pas censés encadrer ces risques ?
Kadress Pillay : Censés, oui. Et les procédures sont là, précises. Mais dans la réalité, un appel d’offres peut se jouer en coulisses. En période d’urgence, tout s’accélère, et tout se déforme. On connaît la phrase de SSR : « L’industrie coquin, pas facile pou arreter. » Elle n’a jamais été aussi vraie.
Q : Et la dette des corps paraétatiques ? Une bombe à retardement ?
Kadress Pillay : C’est plus qu’une bombe. C’est un gouffre que l’on creuse chaque jour avec des pelles politiques. On place à la tête des institutions publiques des gens sans vision, parfois sans compétence, souvent avec appétit. On fait plaisir, on place des pions, et on ferme les yeux sur les pertes.
‘’Nous devons créer une génération qui ne vise pas seulement le succès individuel’’
Q : L’État ne devrait-il pas réduire ses dépenses ?
Kadress Pillay : Avant de parler de coupes, parlons de discipline. Ce ne sont pas les plus faibles qui doivent serrer la ceinture pour que les incompétents puissent se gaver. On ne réforme pas l’État avec des sacrifices injustes, mais avec des décisions courageuses.
Q : En tant qu’ancien ministre de l’Éducation, que préconisez-vous ?
Kadress Pillay : L’éducation est le socle. Pas celle qui pousse à la compétition féroce, mais celle qui enseigne la solidarité, la responsabilité, le vivre-ensemble. Nous devons créer une génération qui ne vise pas seulement le succès individuel, mais la réussite collective.
Q : Malgré tout, êtes-vous encore optimiste ?
Kadress Pillay : Je le suis. Ce peuple a de la résilience dans le sang. Nous avons traversé la fin du sucre, les mutations économiques, les secousses sociales. Mais il nous faut maintenant une gouvernance qui inspire, un secteur privé qui coopère, une jeunesse qui croit. Et une nation qui ose croire que l’effort, la discipline et l’éthique peuvent encore triompher.