Il est de ceux qui observent l’économie mauricienne avec lucidité et recul. Homme d’affaires, chef d’entreprise, fin connaisseur des rouages institutionnels, François de Grivel commente avec franchise les mesures du Budget 2025-2026. Il plaide pour une réforme de fond, un retour à la productivité et un partenariat sincère entre le public et le privé. Entretien.
Journal du Dimanche (JDD) : Derrière les effets d’annonce du Budget, voyez-vous une véritable vision économique ?
François de Grivel : Il y a des intentions, mais elles manquent encore d’articulation. On sent que le gouvernement veut agir, mais sans dialogue profond avec le secteur privé, on navigue à vue. Une vision économique ne peut se limiter à des chiffres. Elle doit traduire une stratégie à long terme, fondée sur la création de richesse, pas seulement sur sa redistribution.
JDD : Avez-vous le sentiment que le secteur privé a été réellement consulté ?
FdG : Écouté, peut-être. Entendu, pas vraiment. Il y a eu des échanges, oui. Mais ils n’ont pas été suffisamment approfondis. Les priorités du gouvernement ne recoupent pas toujours les réalités que nous, entrepreneurs, vivons sur le terrain. Il aurait fallu un vrai espace de concertation en amont.
JDD : Le mot “productivité” est absent du Budget. C’est une erreur stratégique ?
FdG : C’est une omission lourde de conséquences. Sans productivité, pas de croissance. Et sans croissance, pas de recettes pour financer les projets sociaux. Aujourd’hui, il faut absolument redonner du sens au travail. Chaque actif doit s’engager à faire pleinement ses heures, à produire de la valeur. On a trop banalisé la notion d’effort. C’est une erreur culturelle que l’on paie cher.
JDD : En clair, vous demandez un sursaut national ?
FdG : Absolument. Il faut que les Mauriciens comprennent que notre avenir ne dépend pas uniquement de décisions politiques, mais de notre volonté collective de nous retrousser les manches. Le secteur public comme le privé doivent redevenir performants. Il faut revaloriser l’effort, la discipline, l’exigence.
JDD : Ce Budget est-il un tournant ou un simple exercice de communication ?
FdG : Il contient des propositions intéressantes, mais rien ne garantit qu’elles se traduiront en actes. La vraie question est : seront-elles mises en œuvre avec rigueur, transparence et efficacité ? Un budget sans exécution n’est qu’un catalogue de promesses.
JDD : Est-ce qu’on dépense trop dans ce pays ?
FdG : Oui. Et mal. On doit sérieusement revoir notre gestion des dépenses publiques. Chaque ministère devrait être tenu à des objectifs de performance. Les dépenses doivent être justifiées, les budgets maîtrisés. Et il faut avoir le courage politique de remettre en question certains avantages acquis dans le secteur public. Ce sont des décisions difficiles, mais nécessaires.
JDD : Le secteur privé est-il en train de perdre sa voix dans le débat public ?
FdG : Il est trop discret. Trop timide. Pourtant, ses institutions sont solides : Business Mauritius, la Chambre de Commerce, les fédérations sectorielles… Elles doivent se faire entendre davantage, oser proposer, interpeller, dialoguer. Le privé ne doit pas subir. Il doit être acteur.
JDD : Le partenariat public-privé est devenu un vœu pieux ?
FdG : Il ne suffit pas de dire qu’on veut collaborer. Il faut le faire concrètement. Organiser des rencontres régulières, construire des projets ensemble, suivre les résultats. Pour l’instant, on reste trop souvent dans la théorie. Il faut descendre sur le terrain, ensemble.
JDD : La réforme de la pension universelle soulève de nombreuses inquiétudes. Vous comprenez cette réaction ?
FdG : Bien sûr. C’est une mesure sensible. Mais il faut avoir le courage de dire les choses : nous vivons plus longtemps, et cela a un coût. Il est donc logique de repousser progressivement l’âge de la retraite à 65 ans. Ce n’est pas une punition, c’est une adaptation. Et elle doit se faire dans la concertation et la justice sociale.
JDD : Ce report de l’âge de la pension est-il inévitable ?
FdG : Inévitable, oui. Mais il doit être bien préparé. On ne peut pas l’imposer du jour au lendemain. Il faut phaser, accompagner, réfléchir à la pénibilité de certains métiers. Il ne s’agit pas de faire des économies sur le dos des aînés, mais de garantir un système soutenable pour les générations futures.
JDD : L’économie mauricienne peut-elle continuer à distribuer sans produire davantage ?
FdG : Non. C’est là notre contradiction majeure. On distribue de plus en plus, mais on produit de moins en moins. C’est intenable. Il faut inverser cette logique. Redonner de l’élan à la production locale, réindustrialiser, booster nos exportations. La distribution doit venir en récompense d’un effort collectif, pas en compensation d’une inertie généralisée.
JDD : Le contexte politique freine-t-il aujourd’hui l’investissement ?
FdG : Le manque de visibilité politique crée de l’attentisme. Les investisseurs veulent de la stabilité, de la prévisibilité. Si l’environnement devient incertain, les décisions d’investissement sont reportées. Ce climat doit absolument être apaisé. Car moins d’investissement, c’est moins de croissance, et donc moins de moyens pour le pays.
JDD : Le silence du Budget sur une vraie réforme structurelle des retraites vous inquiète-t-il ?
FdG : Oui. On tourne autour du pot. Mais la vérité, c’est qu’il faudra une réforme systémique. Pas juste un report d’âge, mais une refonte globale : équilibre financier, équité entre générations, soutenabilité. Ce chantier ne peut plus attendre.
JDD : Peut-on réformer sans risquer de tout bloquer politiquement ?
FdG : On peut, si on explique. Si on consulte. Si on fait preuve de pédagogie et de transparence. Les Mauriciens sont intelligents. Ils savent faire la part des choses quand on les respecte. Mais il faut parler vrai. Il faut dire que le statu quo nous mène dans le mur.
JDD : Vous croyez encore à une sortie par le haut ?
FdG : Bien sûr. Le pays a les ressources, les talents, l’énergie pour se redresser. Mais il faut une prise de conscience collective. Un pacte de confiance. Public, privé, société civile : tout le monde doit être autour de la table. Peut-être qu’il est temps de convoquer un grand forum national. Pour réfléchir ensemble à une stratégie à 10 ans. Plus de calculs politiciens. Juste l’intérêt du pays.