Plages privées à Maurice : mythe ou réalité?

ByRédaction

May 26, 2025

À l’heure où la question de l’accès aux plages refait surface dans le débat public, « Le Journal du Dimanche » fait le point sur ce qui relève du droit, de la pratique et des abus en matière de littoral à l’île Maurice. Une enquête entre lois, privilèges et mobilisations citoyennes.

À première vue, l’île Maurice se targue d’un patrimoine côtier accessible à tous. La Constitution ne parle pas de plages, mais les lois sont claires : le littoral, jusqu’à la haute mer, est un domaine public. Cela signifie que la bande de sable, jusqu’à 81 mètres (ou 30 perches) à partir de la ligne de haute marée, appartient à l’État — donc au peuple. Aucune plage ne peut être privatisée en droit, même si des portions sont allouées à des promoteurs hôteliers sous forme de baux emphytéotiques ou de pas géométriques.Pourtant, dans la pratique, une toute autre réalité se dessine.

Quand l’accès devient un privilège
Dans certaines régions prisées comme Belle-Mare, Flic-en-Flac, Trou-aux-Biches ou Le Morne, des hôtels de luxe bordent les plus belles étendues de sable. Officiellement, l’accès à la plage reste libre. Officieusement, des barrières, vigiles et pancartes « private property » filtrent les entrées. L’eau reste libre, mais les accès terrestres deviennent de véritables parcours d’obstacles.
Plusieurs témoignages de citoyens frustrés affluent sur les réseaux sociaux : familles repoussées à l’entrée d’un chemin, pique-niqueurs sommés de quitter les lieux, pêcheurs interdits d’approcher certaines zones. La tactique ? Complexifier les passages publics, les masquer ou les détourner.


Il faut comprendre que les hôtels ne possèdent pas les plages — mais ils possèdent parfois tout autour. Quand un hôtel obtient un bail de plusieurs hectares longeant le littoral, il devient en pratique l’unique point d’accès. Et c’est là que le bât blesse : en contrôlant les entrées, il verrouille indirectement l’accès à la plage. Des « plages privatisées » de fait, sans l’être en droit.
Des pancartes telles que « Reserved for hotel guests » sèment la confusion. En réalité, personne ne peut être interdit de marcher ou de se baigner devant un hôtel, à condition d’y accéder légalement, par un chemin public. Mais ce dernier est souvent mal indiqué, envahi par la végétation, voire transformé en propriété privée sous prétexte d’aménagement paysager.

L’État complice ou impuissant ?
Face à cette privatisation rampante, que fait l’État ? Officiellement, les autorités réaffirment que les plages sont publiques. Des campagnes de sensibilisation sont menées, et quelques procès sont intentés. Mais sur le terrain, les contrôles sont rares. Le ministère des Terres octroie des baux à des multinationales sans toujours s’assurer du respect des droits d’accès.

Le Pas Géométrique Act, censé encadrer l’usage du littoral, n’est que partiellement appliqué. Quant aux collectifs citoyens, ils dénoncent une complicité silencieuse des autorités, entre intérêts touristiques et clientélisme politique.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Depuis quelques années, une frange militante de la population s’organise. Le collectif « Aret Kokin Nu Laplaz » (AKNL) a fait de la défense du littoral son cheval de bataille. Manifestations, veilles citoyennes, alertes médiatiques : ces activistes traquent chaque nouvelle tentative d’accaparement du domaine public.
En 2016, leur mobilisation avait stoppé un projet hôtelier à Pomponette, sur une plage jusque-là préservée. En 2023, ils ont dénoncé l’occupation illégale de parcelles à Grand- Gaube. À chaque fois, leur message est clair : « Le littoral appartient à tous, pas à quelques privilégiés. »

Ce débat soulève une autre question brûlante : le modèle touristique mauricien. Depuis les
années 1980, le pays a misé sur les complexes hôteliers en bord de mer. Résultat : près de 90 % des plus belles plages sont jouxtées par des établissements touristiques. Un atout économique, certes. Mais à quel prix ?
Certains experts appellent à un nouveau paradigme : un tourisme plus intégré, plus respectueux des communautés locales. Des zones balnéaires ouvertes, où le citoyen et le touriste peuvent cohabiter sans que l’un soit relégué derrière des barrières.


Plages privées : la fiction entretenue
Alors, existe-t-il des plages privées à Maurice ? La réponse juridique est non. La réponse pratique est plus nuancée. Il n’y a pas de plages « vendues » ou « cédées » définitivement. Mais il y a des plages rendues inaccessibles, volontairement ou non, par un système qui favorise les puissants au détriment des citoyens ordinaires.
La privatisation n’est donc pas un acte légal, mais un processus insidieux. Et il faudra plus que des déclarations politiques pour y mettre fin : il faut une réforme du droit d’accès au littoral, une cartographie claire des passages publics, et surtout, une volonté politique d’imposer la loi à tous.

Pour l’heure, les citoyens peuvent s’informer sur leurs droits, signaler les blocages illégaux et soutenir les associations qui militent pour la transparence et l’équité. Car préserver l’accès aux plages, c’est défendre un droit fondamental : celui de jouir librement d’un patrimoine naturel, hérité des générations passées, et destiné à celles à venir.
Il n’y a pas de plages privées à Maurice — pas encore. Mais il y a un combat à mener pour qu’elles le restent. Le sable ne devrait pas avoir de barrières. L’horizon ne devrait pas appartenir à une élite. Et la mer, toujours, devrait être à portée de tous.