Le Premier ministre a annoncé l’abolition prochaine de l’accusation provisoire, une mesure longtemps contestée par les milieux juridiques. L’ancien Attorney General Yatin Varma salue cette décision, qu’il qualifie de « pas décisif vers une justice moderne ». Dans cet entretien exclusif, il aborde également les enjeux liés à la liberté de la presse, le scandale du Reward Money, la lenteur de la justice pénale, et la nécessité urgente de repenser la gouvernance judiciaire à Maurice.
Le gouvernement a pris la décision historique de mettre fin à l’accusation provisoire. En tant qu’ancien Attorney General, comment évaluez-vous la portée juridique et institutionnelle de cette réforme ?
C’est une décision juste et nécessaire. L’accusation provisoire a souvent été utilisée de manière abusive et arbitraire. Elle permettait de détenir une personne sans preuve suffisante, ce qui n’a pas sa place dans un État de droit moderne. Je suis pleinement favorable à son abolition, mais elle doit impérativement s’accompagner d’une forme de contrôle judiciaire. Cela garantira qu’aucune arrestation ne soit effectuée sans fondement solide tout en permettant à la police de travailler efficacement.
Selon vous, cette mesure suffira-t-elle à corriger les abus constatés dans les procédures d’arrestation, ou faut-il aller plus loin dans la refonte du système judiciaire ?
C’est une première étape essentielle, mais il faut aller plus loin. Je préconise une supervision judiciaire dès la phase d’enquête, une meilleure formation des enquêteurs, et une coordination renforcée entre la police et le bureau du DPP. Cela permettra de prévenir à la fois les arrestations arbitraires et les enquêtes inachevées. Une réforme efficace doit toujours combiner liberté individuelle et responsabilité institutionnelle.
Beaucoup pensent que l’accusation provisoire était utilisée comme un outil d’intimidation. Avez-vous, dans votre pratique d’avocat, constaté des cas concrets où elle servait plus à punir qu’à instruire ?
Oui. Dans plusieurs affaires, l’accusation provisoire a été utilisée comme une mesure punitive déguisée, pour faire pression sur un individu avant même qu’il ne soit formellement inculpé. Cette pratique est contraire à la présomption d’innocence. Son abolition, accompagnée d’un contrôle judiciaire rigoureux, rétablira un équilibre sain entre l’autorité de l’État et les droits fondamentaux du citoyen.
« La fermeté de la loi ne doit jamais se transformer en abus d’autorité »
L’interpellation du journaliste Jasoodanand a suscité une vive émotion dans le pays. En tant que juriste, voyez-vous une atteinte à la liberté de la presse ?
Je ne commenterai pas le fond de cette affaire, car elle est toujours en cours. Toutefois, nul n’est au-dessus de la loi — qu’il soit journaliste, avocat ou citoyen. L’essentiel est que la loi s’applique avec discernement, proportionnalité et respect de la dignité humaine.
Le Commissaire de Police parle de “procédures normales”. Où se situe, selon vous, la ligne rouge entre l’application de la loi et l’abus de pouvoir ?
La ligne rouge, c’est celle du respect des droits fondamentaux. Une interpellation ou arrestation doit viser la justice, pas la démonstration de force. La fermeté de la loi ne doit jamais se transformer en abus d’autorité. Une société forte repose sur une police respectée, pas crainte.
Pensez-vous que les journalistes doivent bénéficier d’un cadre de protection légal spécifique face à la multiplication des arrestations ?
Je ne crois pas qu’il faille une loi spéciale pour les journalistes. Nous vivons dans un État de droit, et nul n’est au-dessus de la loi — qu’il s’agisse d’un citoyen, d’un avocat ou d’un journaliste. Ce qui importe, c’est que la loi soit appliquée de manière juste, équitable et sans discrimination. La liberté de la presse est un pilier fondamental de notre démocratie, mais elle s’accompagne aussi de responsabilité et de rigueur professionnelle. L’essentiel est d’assurer que les procédures soient proportionnées, transparentes et respectueuses des droits humains, sans jamais franchir la ligne de l’intimidation ou de l’excès.
« La justice du XXIᵉ siècle ne peut plus fonctionner avec les outils du siècle dernier »
Vous avez été parmi les premiers à plaider pour l’introduction du bracelet électronique à Maurice. Pourquoi cette réforme n’a-t-elle toujours pas vu le jour ?
J’avais initié le projet en 2012, lorsque j’étais Attorney General. La loi a été votée mais jamais mise en œuvre, victime de l’inertie administrative et du manque de suivi politique. Pourtant, c’est un outil qui permettrait de désengorger les prisons, d’assurer un meilleur suivi des prévenus, et de moderniser la justice pénale tout en préservant la dignité humaine.
Le manque de volonté politique ou les résistances internes au sein de la police et du judiciaire expliquent-ils ce blocage ?
Les deux. Il existe une réticence au changement et une certaine peur de l’innovation technologique. Mais la justice du XXIᵉ siècle ne peut plus fonctionner avec des pratiques du siècle dernier. Moderniser, ce n’est pas fragiliser, c’est renforcer la crédibilité des institutions.
Que proposez-vous pour accélérer cette transition vers un système pénal plus moderne et plus humain ?
Il est urgent de refonder notre système de justice pénale en profondeur. Nous ne pouvons plus nous contenter d’ajustements techniques ; il faut une véritable transformation structurelle et culturelle. Je plaide pour une modernisation complète du système judiciaire : digitaliser toutes les procédures, du poste de police à la Cour suprême, créer une unité permanente de réforme au sein de la Law Reform Commission, et enfin mettre en œuvre le bracelet électronique comme alternative à la détention préventive. Notre système doit garantir que chaque affaire avance avec discipline, efficacité et respect des délais.
« Le professionnalisme d’un policier ne doit jamais dépendre d’une prime, mais de son éthique. »
Le sentiment d’insécurité grandit : vols, agressions, meurtres… Sommes-nous face à une défaillance du système “Law and Order” ?
Le sentiment d’insécurité est indéniable. Il découle d’un manque de prévention, d’un suivi insuffisant des récidivistes, et d’une justice trop lente. Il faut passer d’une logique purement répressive à une approche préventive et communautaire, où la police, la justice et la société civile travaillent de concert.
Les citoyens disent ne plus avoir confiance en la police. Comment restaurer cette confiance, sans interférer dans son indépendance ?
La confiance se reconstruit par la transparence, la responsabilité et la compétence. Chaque faute doit être sanctionnée, mais chaque bon comportement doit aussi être reconnu. La police doit redevenir un service public respecté, et non une autorité redoutée. C’est une question de leadership, d’exemplarité et de culture institutionnelle.
Le scandale du Reward Money a choqué l’opinion publique. Selon vous, ce système doit-il être entièrement aboli, réformé ou simplement mieux encadré ?
Il doit être profondément réformé. Récompenser financièrement des arrestations ouvre la porte à des abus. Le professionnalisme d’un policier ne devrait jamais dépendre d’une prime. Il faut remplacer ce système par une culture de reconnaissance fondée sur le mérite, l’éthique et la performance collective.
« La modernisation physique des tribunaux est aussi importante que la réforme des lois »
Que souhaitez-vous voir en tant que juriste durant les cinq prochaines années dans notre système judiciaire ?
Je souhaite une justice plus transparente, plus rapide et plus humaine. Mais surtout, il faut moderniser les infrastructures judiciaires, notamment celles des District et Intermediate Courts, qui sont aujourd’hui dans un état déplorable. Comment exiger de la dignité dans les procédures quand les lieux mêmes de justice ne la reflètent pas ? La justice doit inspirer respect, accessibilité et confiance. La justice doit protéger avant de punir.
Un mot sur la nomination des Senior Counsel — certains n’ont pas caché leur mécontentement.
Le Senior Counsel and Senior Attorney Bill, adopté vendredi, est une étape dans la bonne direction, car il apporte un cadre légal clair à un processus longtemps opaque. Cependant, j’ai quelques réserves. Le texte accorde un contrôle quasi exclusif au judiciaire, et aucune disposition ne permet à des praticiens intéressés de poser eux-mêmes leur candidature. Tout dépend donc d’un processus interne, qui pourrait, à terme, reposer sur des choix personnels plutôt que sur des critères objectifs. Pour que cette réforme atteigne pleinement son but, il faut un processus transparent, ouvert et fondé sur le mérite.

